Sison 5 - Chapitre 4 : Weekend au Paradis
Samedi 27 avril. Après une nuit salvatrice dans les bras enveloppants de la jolie romaine, la Cardinale s’engage dans le décor énigmatique du Paseo Indio qui nous emmène vers Puerto Eden. Sous la voûte plombée qui couvre le canal, des mousselines vaporeuses couvrent le socle des montagnes et composent élégamment avec les volutes de brume qui flottent éparses au-dessus de l’onde. Pour nous, elles dessinent avec application un paysage digne d’une estampe japonaise. La justesse graphique est tout autant chargée de mystère, une préfiguration du chemin qui nous mène au paradis ?
Lieu de mémoire, c’est ici sur le petit îlot qu’on découvre en arrivant à Puerto Eden, que se situe le cimetière des derniers Alakaloufs.
Puerto Eden n’a rien d’un lieu idyllique que son nom semble indiquer. Un petit bout de plaine spongieuse - on ne peut y bâtir que sur pilotis – au fond d’une baie magnifique et tout aussi désolée, à des centaines de kilomètres à la ronde le seul havre propice à un établissement humain. Si l’on regarde la carte, sa solitude parait sidérale… Il y pleut tant et souvent qu’on ne voit pratiquement jamais les sommets avoisinants, seulement les parois de granit noir et de sombres forêts qui enserrent la baie comme des murs d’une prison…*
On peut présenter Puerto Eden aujourd’hui en reprenant les mêmes mots de Raspail. Pas beaucoup de choses semblent avoir changer, sinon quelques bâtiments administratifs construits ces dernières années pour rattacher ce petit bout du monde à la patrie-mère, et un môle de débarquement qui n’existait pas. Quelques heures à Puerto qui ont changé notre voyage. Nous avons pris plaisir à mettre pied à terre, à la rencontre de la petite communauté, abandonnant très vite l’idée de nous réapprovisionner en carburant. Il n’y a plus une goutte de gas-oil sur l’île nous informe à notre arrivée Atillo, un ami navigateur argentin de Benny qui rentre vers Ushuaia après deux saisons de navigation dans le pacifique. Nous admirons son élégant ketch blanc, un Joshua superbement entretenu, au mouillage à côté de notre élégante goélette noire. Nous profitons de la journée pour nous dégourdir les jambes, et chercher pitance. Nos pas nous mènent sur le chemin de bois. Il serpente tout le long du village, qui s’étire essentiellement sur le littoral. Le ‘camino de madera’ est la seule et unique voie de communication praticable pour les habitants de l’île, accrochée entre les maisons et la rive. Une bifurcation permet d’atteindre sur les hauteurs, le belvédère – petite structure de bois. Il nous offre une vue d’exception sur les 360° du panorama, l canal, la rade, et la lagune. Elle accompagne à perte de vue la plaine jusqu’aux montagnes les plus éloignées.
Sans être voyeurs, c’est notre promenade le long des maisons qui nous révèle la vie des habitants de Puerto Eden. Une vie sommaire. Principalement des pêcheurs, mais aussi des charpentiers qui réparent les bateaux, et le chemin de bois. Les maisons sont d’une grande simplicité, construites en bois, habillées de planches de bois ou bien de tôle, avec l’appentis sommaire pour le bois de chauffage. Maisons colorées qui écrivent le paysage. Quelques fillettes jouent devant la chapelle. Nous allons saluer le ‘padre’ de la paroisse. Il prépare l’office dominical du samedi soir au son de la guitare. Nous continuons notre chemin à la recherche de l’almacen du deuxième frère Logel. José Abraham Rogel Vidal, l’ainé en charge du ‘petit’ almacen du ‘centre bourg’- il n’y en a pas de grand - où nous nous sommes ravitaillés nous a indiqué que Lolo saurait compléter notre liste de provisions, en légumes verts et plantes aromatiques. Dans le petit dédale de ‘caminos’ qui distribuent les maisons à cette extrémité de la petite cité, nous retrouvons les deux frères. Ils sont manifestement heureux de pourvoir aux attentes de ces étrangers venus de si loin jusqu’à leur petit ‘paradis’, distraire leur quotidien.
Dans la petite serre bricolée dans un coin du jardin potager attenant à la boutique, Sylvie fait son marché avec Lolo. De surprise en découverte dans le fatras organisé que seul le maître des lieux sait interpréter, il lui cueille à la poignée du persil, de la menthe, de la sauge, de l’origan, des blettes, du fenouil. Une diversité improbable qui va jusqu’au plan de fraisier, avec des fraises, que Lolo n’est pas peu fier de lui montrer. Pendant ce temps, Abraham raconte la vie de la petite centaine d’âmes de Puerto Eden. Il nous explique les petits métiers de la cité, lui-même tenant une ‘hospdaje »de quelques chambres pour les rares visiteurs qui débarquent à Puerto Eden. Les difficultés du quotidien, de l’attente du ravitaillement, des enfants scolarisés jusqu’à seulement huit ans sur l’île, ensuite ils doivent quitter leur famille pour partir en pension à Puerto Natales, à plus de trente heures de navigation de là.
Des centollas, Je vais vous trouver quelque chose, et Lolo de pousser la porte au fond de sa boutique qui donne directement chez lui. Il en revient tout sourire avec une barquette de ces précieuses araignées géantes des mers australes. Congelées et fraiches de la veille, il les avait gardées pour lui, et il nous les donne. Nous nous inquiétons de trouver du rhum qui commence à faire défaut à bord de la Cardinale, qu’Abraham nous rassure. Bien sûr j’ai du rhum dans ma boutique, et nous convenons d’un rendez-vous tardif, à la nuit tombée dans son petit almacen, près du quai. Difficile de promettre de se revoir bien sûr, mais c’est promis, nous leur enverrons des nouvelles et des photos de notre petite récréation amicale. Chacun d’entre nous sachant à ce moment-là ce qui le sépare de l’autre. Merci Abraham et Lolo Rogel.
Sylvie et les garçons, à table !
Aux couleurs de l’aube, la journée à bord de la Cardinale démarre au réveil de la seule fille du bord, Sylvie debout la première. Le sifflement de la bouilloire est le premier signe des ‘ hostilités bienveillantes’ de sa part vis-à-vis des garçons de l’équipage. Après deux insuccès désopilants en début de séjour, Sylvie ‘boulangère’ rendit illico son tablier - mal d’une levure périmée, non, erreur de levure. Il fût confié aussi vite aux 2 amis Pidou et Christophe qui n’hésitèrent pas à relever le défi. Les deux mitrons assurent depuis et avec constance l’approvisionnement de la huche en « pains de Patagonie » de la Cardinale. Derechef, Sylvie a su se réinvestir dans des initiatives plus spontanées qui lui ressemblent, au bonheur de tous, se rendant ainsi très rapidement indispensable à bord. La cuisine est son art et elle s’est installée derrière les fourneaux, tout de même inquiète en cela de déposséder Pidou de ses attributions. Gentilhomme, Jean-Pierre n’en pris pas ombrage, voire soulagé d’être aussi bien épaulé dans sa mission. Le chef en titre continue de nous concocter ses excellents plats roboratifs, toujours bien arrosés de ce délicieux vin chilien - ‘en circuit court’. Pendant ce temps-là, Sylvie joue dans un autre registre qui lui est beaucoup plus personnel, où peuvent s’exprimer son goût de l’improvisation et son ingéniosité féminine. Deux qualités qui font son charme. Croyez-moi sur parole, ne suis-je pas le mieux placé pour en témoigner. Ainsi au fil des jours, jamais un repas n’est oublié. Si le temps est clément, Sylvie nous prépare une petite salade. Leur composition est régulièrement réinventée, elle sait fouiller et exploiter les trésors cachés dans les réserves du bateau, dont les savoureux avocats chiliens - également en ‘circuit court’- souvent à l’honneur. Si le temps est médiocre, humide et froid, elle nous servira tantôt un velouté de butternut, tantôt un rizotto petits pois et asperges vertes, ou bien encore un ‘madaba’ comorien de riz, blettes et coco. Que le soleil revienne, et ce sera une vérine surprise à la crème d’avocat, houmous et poivron rouge. Elle n’oublie pas davantage la petite salade de fruits du matin, ni le gâteau aux pommes pour célébrer l’anniversaire de Pidou. Un restant de purée de ‘papas’ fera l’affaire, heureusement reconditionnée en blinis, des petites crêpes de pommes de terre à l’apéro un soir, et pancakes au petit déjeuner du lendemain matin. De temps en temps, les autres membres de l’équipage viennent apporter leur contribution, au duo de choc qui a à cœur d’entretenir le moral de l’équipage. Benny est le roi de la crème fouettée, Christophe à la main heureuse pour nous préparer les œufs en neige indispensable à la préparation du Pisco, le Capitaine attentif à ce que les dosages de Jeanne soient toujours bien respectés. Xavier adore la mayonnaise au citron, parfaite pour accompagner les ‘centollas’. Il aime aussi les bananes flambées. Christophe se chargeant régulièrement du café de l’équipage, et du pain grillé au petit déjeuner. Quand ils ne mettent pas tous la main à la pâte quand il s’agit de préparer un Irish Coffee ! Ne laissant rien au hasard, tout ce petit monde est bien décidé à se soigner avec envie, et avec délice.
Le canal Messier
Dimanche 28 avril, lundi 20 avril et mardi 30 avril.
Il pleut souvent à Puerto Eden nous le raconte Raspail. Nous quittons le Paradis sous la pluie. Elle ne nous quittera pas de la journée. Notre hardi Capitaine commence la journée un peu esseulée aux commandes de la Cardinale. Très attentif au passage étroit de l’Augustura Inglesa qui ferme le Paso del Indio, pour ouvrir notre route sur le canal Messier. C’est le dernier tronçon de notre route dans l’entrelacs ininterrompus d’îles et de sommets de cette grande région des canaux de Patagonie que nous traversons. Ultime étape avant de nous engager dans le Golfo de Penas qui commence à nous trotter dans la tête. Le canal, pas très hospitalier nous réserve la pire navigation depuis notre départ. Vent de face toute la journée, grains, aucune visibilité jusqu’à la caleta Yvonne que nous atteignons à petite allure en fin de journée. Une journée sans plaisir seulement récompensée par une caleta sympathique et apaisante. Merci Yvonne pour cette nuit revigorante.
Le canal Messier, un peu confus de l’accueil qu’il nous avait réservé la veille, se montre ce matin sous ses plus beaux atours. Grand beau temps, petite brise, courant favorable pour nous emmener vers l’océan Pacifique. Le canal nous offre un spectacle de toute beauté, la perturbation d’hier ayant soupoudré les ‘cerros’ d’une crinière blanche.
Au bout du chemin, petite transgression autour de l’isla Zealous, sur l’Est du canal Messier. Nous abordons une navigation en territoire inconnu. « Unserveyed » seulement d’indiqué sur les cartes, désopilant en effet de n’avoir aucune information de sonde. Qu’à cela ne tienne, on s’en charge nous-mêmes au fil de l’eau qui coule sous la carène de la Cardinale. Elle avance à vitesse réduite, et avec prudence. J’énonce les chiffres qui se succèdent sur l’écran du sondeur tandis que Benny inscrit scrupuleusement les nouvelles données sur ses documents de navigations. Ce sera bien utile pour une prochaine fois… Peut-être tentant effectivement de revenir dans cet étrange endroit, la caleta Lamento del Indio. Un passage étroit donne accès à un petit canal qui conduit dans une large baie évasée, au pied d’un pain de sucre de 671m. La forêt primaire envahissant tout le paysage. Magique !
Nous mouillons dans le petit canal qui offre une réelle sécurité, d’autant réconfortante que l’Indien n’arrêtera pas de se lamenter haut et fort toute la nuit.
Mardi, nous rejoignons de bonne heure la ‘Caleta Ideal’. Elle est en cela ‘idéale’ qu’elle est située sur l’Isla Wager, à l’Ouest du canal dont elle est la porte de sortie sur el ‘ Golfo de Penas’. Une grande baie ouverte nous sert d’abri, et où viennent jouer des otaries, nouvelles venues dans notre environnement. La caleta ‘Idéal’ est un mouillage stratégique. L’équipage doit être prêt quand la fenêtre météo idéalement favorable nous permettra de nous engager dans la traversée du Golfe de Penas pour rejoindre le canal Darwin. Benny a choisi ce point d’entrée vers le canal Moraleda. A lire et relire les instructions nautiques, nous mesurons tous l’enjeu que représente cette navigation particulièrement exposée, aux caprices de la météo patagone et du grand océan. 180 miles devant l’étrave de la Cardinale à travers le Penas, tout le long d’un littoral pour le moins inhospitalier.
Sur le pied de guerre, c’est le moment choisi par l’équipage de se rassembler autour de l’irish coffee !
Xavier Fraud