Saison 5 - Chapitre 3 : Wide is wide
Les mercredi 24 et jeudi 25 avril sont deux journées de transition pour faire route. La Cardinale quitte le mouillage à la levée du jour pour des étapes d’une quarantaine de miles environ.
Mercredi matinée. Nous laissons bientôt le Sarmiento pour l’Estéro Peel, à 90° sur l’Est. Nous guettons attentivement un petit canal étroit, que nous appellerons Peel et qui se tient en embuscade sur bâbord. Il permet de couper la route entre l’Estéro Peel et le canal Pitt. Henri, équipier à bord de l’Esprit d’Equipe et ancien commandant à la retraite est passionné de navigation dans les mers australes de Patagonie où il revient tous les 2 ans. Au cours de notre dernier dîner à Puerto Natales, il nous avait raconté ce passage particulier sur notre route vers le Golfe de Penas. Outre qu’il nous fait gagner une belle tranche de navigation sur le trajet, le petit Peel est somptueux. Long de 5 miles, il est encaissé et enserré entre les deux lignes de ‘cerros’ qui le canalisent. La Cardinale navigue maintenant au ralenti. Elle nous laisse profiter de cet interlude où se mêlent considération et émotion.
Le Pitt nous emmène tout au long de la journée jusqu’au canal Andrés. Une escouade de dauphins nous accueille dans cette grande baie. Ils tournent et virevoltent autour de la Cardinale. Nos amis saluent en notre compagnie, le jour qui décline sur cette première porte qui s’ouvre sur l’Océan Pacifique. Un canal chassant l’autre, nous nous engageons à nouveau vers l’Est dans le canal Conception pour rejoindre la caleta du jour, « Pablo Neruda » sur la petite île Topar. Le mont qui surplombe le mouillage le prive déjà de lumière, rendant l’endroit plus sévère. La présence de deux autres yachts, dans d’autres circonstances toujours les bienvenus ne font pas notre affaire. Pour de très bonnes raisons, le Capitaine a décidé de les bouder. Ce soir, désolé cher Pablo, l’ambiance n’est pas à la poésie mais au bonheur de se retrouver autour du carré pour une nouvelle soirée d’amitiés qui réchauffe les cœurs.
Jeudi matin, nous quittons Pablo sans regret pour nous engager dans le canal Wide. Il n’a pas davantage à nous donner que sa grande largeur, le but de la journée consistant à nous mettre à distance propice pour atteindre le lendemain le Pie XI. Un des glaciers majeurs sur notre route, et rendez-vous obligé dans notre périple que Benny a bien retenu. Sylvie aperçoit bientôt notre premier « glaçon » flotter au loin devant l’étrave. D’évidence, un ‘indice’ qui nous confirme que nous sommes sur la bonne voie. Il est bientôt rejoint par une succession de growlers éparses qu’on aperçoit sur tribord. Au fur et à mesure de plus en plus nombreux et plus épais. En amont du canal, nous découvrons bientôt qu’ils proviennent principalement du Seno Penguin, ainsi nommé peut-être pas par hasard. Sur le bras de mer qui s’engage vers la montagne, on distingue une ligne tendue qui joint les deux rives du fjord, la limite de la glace. Elle forme à notre niveau une banquise fine au-dessus de l’eau.
Les Alakaloufs. En fin de journée, nous rejoignons la charmante caleta Parry sur la petite Isla Mason située au seuil du canal Icy. Le petit canal fait la jonction entre le Wide, que nous laissons maintenant derrière nous, et le Seno Eyre, sur la route du glacier. Nous arrivons suffisamment tôt au mouillage pour mettre pied à terre, et nos pas dans ceux des « Alakaloufs ». Des indiens natifs qui vivaient ici, depuis longtemps bien avant que les hommes blancs qui débarquèrent de leurs cathédrales de voiles, amènent le malheur avec eux. Dans la petite caleta, les hommes ont édifié le ‘tchelo’, une hutte ronde composée d’arceaux de bois, recouverte de peaux de phoques. Pendant ce temps, les femmes étaient occupées à pêcher des moules. A leur habitude, elles plongent toutes nues dans 5 à 6 mètres d ‘eau pour aller collecter les mollusques. Les belles moules sont ici prolifiques. Elles constituent la principale source de l’alimentation de ces nomades de la mer. A leur habitude, la petite tribu abandonne sur la grève les coquilles qu’il est malveillant de rejeter à la mer. Un tabou qui nous vaut ce soir, de faire craquer sous nos pieds, avec émoi l’épais matelas de coquilles accumulées par toutes ces vies.
Voyage à Rome
Vendredi 26 avril. La température continue de baisser. L’eau profondément limpide et noire des profondeurs vire au vert émeraude, mais sans l’éclat de la pierre. A travers la brume qui masque le décor, nous apercevons une lueur lointaine qui s’en dégage. Elle nous laisse découvrir la langue du glacier qui lape la surface de l’eau. L’eau est maintenant laiteuse, blanchie des alluvions drainées par le colosse de glace. Le ‘Ventisquero Pie XI’ a ainsi été nommé en l’honneur du Pape Pie XI’ hardi montagnard’, par le père Alberto Maria de Agostini qui participait à l’expédition de découverte du Seno Eyre en 1928. IL est maintenant dressé face à nous, de toute sa hauteur de 50m, étalé sur près de 2 miles de largeur (3500m). Une montagne de glace impressionnante, inaccessible, craquelé mêlant des camaïeux opalin et turquoise. L’un des plus grands glaciers qui descendent du gigantesque ‘Campo de Hielo’ que l’on le suit maintenant depuis las Torres de Paine. Difficile d’apprécier la distance qui nous sépare du mur de glace. La sonde nous laisse approcher encore un peu. Benny nous promet une surprise, vous allez voir dit-il. Il coupe le moteur. Le ronronnement du Perkins fait place au clapotis de l’eau qui courre sous l’épais manteau de glace. Nous sommes tout ouïe, les oreilles curieuses et attentives à l’écoute d’un moment rare. Nous nous sentons de bien petites choses face au gigantisme de la nature à laquelle on doit, sans compter, respect, émotion et remerciement. Tout à coup, Benny badin se tourne vers nous, ben on est échoué les gars. Livrée à elle-même, la dame a-t-elle eu le pied lourd ? Une moraine égarée sans doute est venue interrompre la valse de la Cardinale. Sans heurt, Perkins la libère.
La visite du glacier nous imposait le petit crochet dans le Seno Eyre mais il ne mène qu’à sa sainteté. Et comme il n’est de si bonne compagnie qui ne se quitte, nous suivons le conseil avisé du Capitaine qui nous propose de rebrousser notre chemin pour rejoindre la route qu’il trace dans le labyrinthe inextricable des canaux patagons. Choix inspiré qui nous permet de redescendre le seno à bonne allure, génois déroulé. Chemin faisant jusqu’à l’amorce du canal Grappler pour venir jeter la pioche à la nuit tombante dans la caleta Lucrecia. Décidément, une journée romaine.
Xavier Fraud