Saison 5 - Chapitre 5 : Le Golfe de Penas
Mercredi 1er Mai et Jeudi 2 mai. Depuis hier, l’équipage guette les informations météo que Benny récupère régulièrement sur le site Zygrib. Il se félicite de la qualité des fichiers et de la précision des prévisions annoncées. Ce matin confirme ce que déjà depuis hier n’était plus en doute, nous quittons la caleta Ideal pour nous lancer dans le ‘Golfo de Penas’. Petit noeud à l’estomac peut-être pour chacun d’entre nous conscients de partir pour une navigation susceptible de nous réserver quelques délicatesses. Le Capitaine est ravi, la météo nous donne 48 heures de sud-ouest. Pour une route au nord-ouest que demander de plus. Nous avons bien sûr à l’esprit, que n’ayant pas pu faire un plein de carburant à Puerto Eden, il était essentiel que les voiles de la Cardinale puissent prendre, le moment venu le relais de Perkins. Une fenêtre météo espérée, un vent soutenu mais mollissant en deuxième partie de nuit. C’est dans ces conditions que nous nous engageons confiants vers le large. Le vent établi à 15 nœuds pousse bon train la Cardinale, grand-voile haute et génois déroulé. Elle adore, et elle trotte vaillamment. C’est super les gars se réjouit Benny, le ‘Penas’ avec du sud-ouest et on roule à 7 nœuds, vous vous rendez compte c’est génial. Tout le monde apprécie. Nous mesurons notre chance, et chacun gardant pour soi l’idée qu’à cette allure et à cette vitesse, l’affaire allait être rondement menée.
Nous avons maintenant abordé la haute mer. De nouveaux compagnons viennent nous tenir compagnie. Rares dans les canaux que nous laissons derrière nous, les Pétrels Damero, Albatros Oscuro, autres Cormorans Cuello Negro et petits Païnos virevoltent dans notre sillage et autour de la Cardinale, dont ils apprivoisent la présence. Les vagues, les oiseaux, le ciel suffisent à notre bonheur et nous aident à tromper le temps. Le temps qui s’organise selon le rituel en navigation de la répartition des quarts entre Pidou, Christophe et moi. Le Capitaine est hors quart, et toujours sur le pont. Petit à petit, le mouvement des vagues évolue en même temps que le vent gagne en puissance. Quelques tours dans le foc et un ris dans la grand-voile. Rien d’inquiétant, mais plus ronde et plus creuse, la houle sème le trouble une première fois dans l’estomac de Sylvie qui rend les armes. En début d’après, le soleil est haut et le ciel dégagé ce qui devrait nous satisfaire. Le vent constant de Sud-Ouest gagne en intensité. Il grimpe encore, la houle a grossi et grossit encore. La mer est creuse, et les vagues déferlent. La mer hachée secoue la Cardinale. Elle encaisse les mouvements de la mer, et nous les mouvements du bateau. Changement de quart, à mon tour de remplacer Jean-Pierre. Sans crier gare, on réduit de la toile, tu choques et je reprends des tours me lance Benny. Je m’exécute. Reste à border sous le vent. Tout le poids du corps à peser sur la manivelle, pousse, tire, pousse encore. J’essaye de reprendre ma place au vent. Nenni ! L’effort soudain et violent ne m’épargne pas. Trois spasmes qui viennent de loin m’arrache du ventre le peu que je venais de me forcer à avaler. Petit incident sans frais pour mon estomac. Il nous rappelle cependant que ce peut ne pas être le vent le danger - ici établi à 25 nœuds sans doute un peu plus dans les rafales - mais la mer qui encaisse frontalement des dénivelés de sonde qui passe de plus de 2000m à 100m et moins. La mer du Golfe de Penas qui s’anime, s’agite et se forme à l’emporte-pièce avec des à-coups imprévisibles, soutient une réputation qui n’est pas usurpée. Un coin pas très fin comme aime à nous le rappeler Benny, il mérite que l’on s’en méfie. Le golfe a annoncé la couleur tôt dans la journée, ce qui nous fait redoubler de prudence. Nous capons davantage pour nous éloigner des dangers de la côte, et éloigner d’autant les risques potentiels qu’une avarie entrainerait. Après avoir aperçu le « Cabo Tres Montes » à la nuit tombante, nous sommes bientôt à la perpendiculaire du Phare du Cabo Raper dont nous percevons ses éclats blancs. Les seuls signes de présence humaine dans ces parages ‘pas très fins’. Quelques degrés gagnés sur notre route, et les vagues poussent maintenant la Cardinale dans la bonne direction. L’ambiance un peu plus calme à bord nous laisse profiter d’un ciel d’apparat. Pas une lumière à la ronde pour venir polluer la luminescence de la voûte céleste, saturée d’étoiles. Elle est croisée cette nuit d’une voie lactée scintillante. Le ciel merveilleux et mystérieux.
Le vent adonne. Christophe et moi, chacun une écoute à la main nous sommes alors les témoins attentifs, et dubitatifs d’un numéro de voltige improvisé par le Capitaine. Talon-pointe sur le balcon de la plage avant, harnaché et acharné Benny nous refait la danse des Cygnes. Sans grand succès malgré son évidente détermination à y parvenir. C’est finalement la grand-voile qui en empannant toute seule nous donne la solution, bonne amure et bon cap. Le vent bascule un peu plus tôt que prévu, et il mollit comme prévu. Pour continuer à économiser notre consommation de gas-oil, déjà très satisfaits que nous sommes de ne pas avoir eu recours au moteur de toute la traversée, nous continuons à naviguer à la voile aussitôt longtemps que possible. Mais au petit matin notre position éloignée de la côte, conjuguée à un vent devenu évanescent décide Benny à remettre le moteur en route. C’était sans compter sur la susceptibilité de Perkins. Notre bon vieux Perkins semble ne pas avoir apprécié que la ‘belle’ ait vogué toute seule et de si belle manière sans l’inviter à la fête. Toujours est-il qu’une fois, deux fois, les sollicitations du démarreur ne donnent qu’un triste vrombissement forcé qui n’a pour résultat que de vider inexorablement la charge de la batterie. Un ange passe sur la Cardinale. Plusieurs anges ! Dans leur bannette, ceux qui étaient encore bercés par leurs rêves prennent conscience à leur réveil d’une réalité moins enthousiasmante. Dans ce type de situation, les esprits ont vite fait de se projeter à ce pourrait dès lors être, pour ne plus l’être notre belle traversée. Mais il est fort le Capitaine, très fort même et c’est pour ça qu’on l’aime notre Capitaine. Après conciliabule avec Christophe, où il est question de démarreur, de batterie, de gîte, de désamorçage, de groupe, avec en prime quelques coups de marteau. Le temps, et le silence passe. On attend. Bon, on réessaye. On y va, on insiste, encore, on y est presque, et tout d’un coup Perkins s’ébroue, et il lâche les chevaux. Applaudissements spontanés de Sylvie du fond de la ‘cama’.
Bravo les gars ! La journée n’aurait pas été la même. On ne lui en veut pas à Perkins, et c’est finalement d’assez bonne humeur qu’il nous ramène au fil de la journée, et au fil de l’eau vers le Darwin. Celui-ci nous réserve un accueil inattendu. De jolies demoiselles nous escortent de part et d’autre du canal. D’abord leurs souffles avaient alerté Sylvie, et puis nous les avons distinctement reconnues. De paisibles ballenas Minke Enana venues ce soir gober leur écot de krill, tandis que la journée s’achève sur un délicieux couché de soleil sur l’océan maintenant derrière nous. Benny ambitieux capitaine du bord nous a choisi une jolie petite caleta un peu plus loin dans le canal, quand celui-ci se rétrécit. Il est tard. Bon les gars, vous êtes fatigués et puis l’entrée n’est pas commode. Il est vrai que l’obscurité de la nuit nous a rattrapé et que nous naviguons depuis bientôt 35 heures. Il fait nuit noire. Aucune objection de l’équipage pour saisir la première caleta sur le bord de la route. Ce sera la Caleta Galvarino sur l’ Isla Quemada. Une baleine vient souffler une dernière fois près du bordé. On n’y voit goutte. La bonne carte et le GPS viennent nous prêter main forte parce qu’on a vraiment l’impression de rentrer dans le C… d’une poule. Nous avançons à tâtons, jusqu’à venir butter sur les contours de la petite darse, au fond de laquelle Pidou lâche la pioche beaucoup plus profondément que ce que nous en disent les italiens. L’ancre est tout au fond et la chaîne à la verticale. Le bateau s’immobilise, et nous décidons d’un commun accord de nous en tenir là. La lumière du projecteur agace un banc de kryll que nous découvrons curieux. Las, l’équipage a fait le job. Benny est heureux de savoir le Golfe de Penas derrière. Je suis content. Il est heureux de notre navigation, et il est heureux je crois d’avoir partagé cette aventure avec nous, et nous réciproquement. Place à la détente, soirée arrosée comme il se doit dans la petite caleta aussitôt rebaptisée par Benny, et désormais pour nous la ‘Chainapeak Bay’ ! Bonne nuit.
Xavier Fraud