Saison 5 - Chapitre 2 : Bernard et Tamata
Lundi de Pâques. Cap au nord ce matin, au départ de l’ile Jaime pour emprunter le canal Union. Le plafond est bas et l’ambiance empesée pendant de longs miles, à guetter l’éclaircie qui ne vient pas. La lumière enfin quand nous atteignons la pointe d’Isla Newton dans l’Estrecho Collingwood. Deux visions antinomiques du ciel que l’on regarde d’un côté ou de l’autre de la Cardinale. Tandis qu’à tribord, vers l’Est il reste menaçant, à bâbord c’est un ciel lumineux qui se mobilise.
C’est dans cette ambiance contrastée, chimérique, flanquée d’un duo d’arc-en-ciel que nous abordons la caleta dédoublée sur la rive Est du canal Sarmiento. Un véritable petit bijou, « Bernard et Tamata ». C’est ainsi que l’ont nommée les deux auteurs du remarquable ouvrage « Patagonia Tierra del Fuego. Mariolina Rolfo et Giorgio Ardrizzi ont passé 14 ans de leur vie à naviguer ici pour leur liberté. Ils y ont recensé les plus beaux mouillages de ce paradis à partager. Sans ce travail méticuleux, le voyage ne serait pas tout à fait le même pour tous ceux qui naviguent dans cette contrée lointaine, tant ils profitent abondamment de cette source inépuisable d’informations. Pour nous ce soir, la découverte de ce mouillage étonnant que n’aurait pas désavouer l’illustre marin. Rêvons ensemble un instant. Joshua se déhale délicatement pour franchir la passe étroite large d’une petite quinzaine de mètres tout au plus. Encore quelques encâblures. Bernard vient placer le ketch de légende au beau milieu du trou d’eau. Lui et son bateau sont seuls au monde… Non, nous ne rêvons pas. C’est Benny, ‘notre’ Bernard à nous qui est à la barre, le beau voilier qui se glisse dans la passe c’est la Cardinale, et bientôt la caleta est à nous. Ce soir, elle est pour nous, tous seuls au monde.
Jean-Pierre à la cambuse pour un dîner de ribs marinés, réchauffés à la poêle, accompagnés de généreuses portions de pâtes, au ravissement du Capitaine qui adore.
Les tourments du lamaneur. Lamaner ‘bien’ est exigeant. Membre d’équipage à part entière, le lamaneur est affecté au service du bateau et du Capitaine. Bien équipé en tenue réglementaire, bottes aux pieds, brassière et gants d’ouvrier, le lamaneur doit être vif, agile et rapide. Il doit savoir ramer, pagayer, godiller… c’est selon. Mais aussi avoir un sens aigu de l’observation quant à l’abordage, où mettre le pied à terre ? de préférence au bon endroit selon les conseils avisés du Capitaine (et du reste de l’équipage qui a toujours son mot à dire). Mais pas forcément, parce qu’il (le capitaine) lui demande également de savoir prendre des initiatives, ce qui implique de posséder un art appuyé de la médiation. Choisir le bon arbre, pas trop à droite, pas trop à gauche, et le tronc pas trop gros, ni trop maigre, bien enraciné si possible, et pas trop loin de l’eau… A ce rythme, il n’en reste finalement pas beaucoup d’arbres. Et c’est à ce moment-là que tout se complique. Il y a un encore un nœud à faire pour attacher le bateau, l’arbre et tout le bastringue. Un nœud de chaise, c’est pas compliqué qui dit le capitaine. Vous savez, c’est celui du serpent, le serpent il sort du puits, il fait le tour de l’arbre, et dans le puits, il y retourne le serpent. Comme s’il pouvait pas y rester dans son puits le serpent… Et le nœud au-dessus de l’eau s’il vous plait, il nous lance le Capitaine.
Cerro Paine Grande
Mardi 23 avril - Merveilleuse petite caleta ‘Bernard et Tamata’. Nous la quittons avec regret au petit matin, Benny souhaitant tracer le chemin pour se donner un peu de latitude, et du confort à notre navigation. Nous ne sommes pas à l’abri des aléas d’une météo capricieuse qui peuvent, sans y être invités, contrarier notre progression vers le nord.
Pour un de nos amis, naviguer au large est mystérieux, passer une nuit en mer inenvisageable, et traverser l’Atlantique totalement surréaliste. Idéalement pour Eric, naviguer s’entend un port chaque soir. Une caleta c’est un peu ça. Bien que navigant tout de même au grand large dans les canaux patagons, au terme de la journée de navigation une nouvelle caleta nous attend tous les soirs. Un havre protégé, recroquevillé dans un site d’exception qui semble avoir été conçu à cet effet. Un nid à l’abri de la houle et du vent. Une anfractuosité dans la paroi rocheuse, une brèche sur le rivage, ou bien encore masquée par une langue de terre arborée, rien ne laisse deviner la présence des caletas depuis le large. Les caletas se méritent. Le Capitaine suit scrupuleusement les indications transcrites sur le guide de navigation. La Cardinale s’engage à travers le littoral, jusqu’à disparaitre quand il se referme derrière elle. Nous progressons sagement vers le mouillage. L’ancre est jetée à l’eau, le bateau cule à la côte et les longues aussières sont frappées à terre. Un rituel maintenant bien rôdé pour l’équipage qui vient trouver là une escale réconfortante. La nature a tellement bien fait les choses que les caletas ponctuent, à distance de navigation journalière, les étapes de notre périple. Idéalement disais-je pour notre ami Eric.
Ce matin, le ciel n’est pas engageant quand nous nous présentons dans le canal Sarmiento. Le ciel est lourd, et le vent souffle. La Cardinale fait front face au vent, mais les 85 chevaux du Perkins ont bien du mal à pousser les 20 tonnes de déplacement de la dame. De 15 noeuds de vent au sortir du mouillage, le vent grimpe à 20 nœuds, bientôt 25, et au-delà dans les rafales. Notre vitesse réduite bientôt à moins de 4 nœuds. Après un peu plus d’une heure de temps dans ces conditions, Benny envisage de réduire notre programme de navigation pour la journée. Il y a toujours une caleta à nous attendre sur le bord de la route. Mais les bons auspices nous sont favorables, et le vent consent à mollir une fois passée l’île Carrington.
Encore quelques miles pour une éclaircie inattendue qui nous laisse découvrir les sommets blancs de la Cordillère des Andes. Extase de l’équipage face au panorama sublime qui s’offre à nous. Vers l’est, les pics les plus saillants du Parque Nacional Torres de Paine, avec à leur tête el Cerro Paine Grande qui culmine à 3248m. La magie opère à plein. Un rappel à la réalité d’une beauté rare. C’est comme si à ce moment précis, la nature choisit de nous montrer elle-même toute la singularité de notre aventure. De toutes petites personnes sur leur petit bateau venues jouer les ‘incrustes’, dans un paysage de la démesure.
Sylvie nous réunit pour le déjeuner autour d’un succulent velouté de ‘butternut’ aux fruits de mer joliment préparé tout au long de la matinée. Il vient à point nommé pour réchauffer nos âmes, et nous ramener à bord.
Puerto Bueno. Nous continuons notre navigation dans le Sarmentio qui n’en finit pas. La journée s’étire ainsi jusqu’à la caleta Puerto Bueno. « Piètre ventre gris ! »*. De surprise en découverte, le charme de cette jolie baie insolite opère sur chacun d’entre nous. La transition ici se fait tout en douceur et nous nous nous installons avec sérénité dans un environnement atypique, si différent de celui auquel nous sommes maintenant habitués, plus rude et sculpté dans la roche. La baie est simplement belle, et de proportion généreuse. Les hautes herbes du rivage dissimulent le plan d’eau dans le paysage avec lequel il fait corps. Une invitation à mettre le pied à terre à laquelle Sylvie et moi pour quelques instants privilégiés, nous ne résistons pas. Laissant nos amis à bord profiter du mouillage, nos pas nous mènent sur un tapis spongieux composer de stipa, de mulinum et de bien autres choses, à la découverte du petit univers qui nous accueille. Malgré les conditions extrêmes de la région que lui réserve l’hiver austral (il commence tout juste), la flore élaborée de ce petit paradis est constituée principalement de 2 strates végétales. Au sol les mousses spongieuses et des plantes rases. Les fleurs des premières sont en forme de petite bouteille rouge, à l’extrémité jaune, elles ont un feuillage très proche de notre houx. Également d’autres petites fleurs roses ressemblent à celles des azalées ici épiphytes, celles-ci colonisant les troncs des arbres. Nous trouvons notamment des résineux, le cyprès austral, le cicas boltelita mais aussi une autre variété identifiée par Sylvie comme pouvant être un nothofagus betuloides, une variété de hêtre des latitudes australes.
Nul doute que si le programme de notre navigation nous l’avait permis, tout l’équipage séduit par l’endroit aurait volontiers prolonger l’escale pour explorer les alentours de Puerto Bueno. Se dérouiller les jambes jusqu’au petit lac en arrière-plan qui surplombe le mouillage de quelques mètres. Mais c’est une autre histoire.
*piètre ventre gris, expression de surprise et de contentement rapportée par Pidou dans les souvenirs d’une vie fleurie de rencontres.
Xavier Fraud