Saison 6 - Journal de bord du Cook 2 : 25 Avril au 5 Mai
Traversée Chili – Les Gambier
Équipage de la Cardinale
Bernard le capitaine et sa femme (73 et 70 ans) ce sont des fondus de navigation. Francis et Herve dit le sec (un des meilleurs potes de Francis) 64 ans et Yves 64 ans
Samedi 25 avril 2020 : DEPART
Jour de départ, ceux qui n’ont pas pris de douche hier en fin de journée le font ce matin. Une dernière lessive avec la machine antique de la Marina, les derniers appels WhatsApp, une dernière prise de météo et à midi nous embrassons une dernière fois ULF et PIA qui nous larguent les amarres sous une pluie diluvienne.Nous faisons un crochet devant chez Mamadela qui nous aperçoit et agite son torchon à la fenêtre …l’été et les Curantos au soleil sont déjà loin. Après déjeuner, nous mettons un peu de toile mais grosse pluie abat petit vent. Je bricole à l’intérieur, Hervé fait la sieste et Yves bouquine. Jeanne et Bernard teste l’étanchéité de leurs cirés qui ont des milles derrière eux : ils sont fatigués les pauvres et nous les mettrons à sécher dans le compartiment moteur à l’arrivée. Je m’attaque à de la ferronnerie : modifier les serre casseroles (tige en inox qui servent à bloquer les casseroles sur la cuisinière à la gîte et dans le mauvais temps) pour les adapter au nouveau montage de la cuisinière. IL me faudra une bonne heure pour en réaliser un, l’autre attendra demain. Nous mouillons à 17H30 tout prêt de quelques bateaux de travail et d’une grosse salmoneria. Je ne sors pas ni Hervé, cela ne sert à rien de mouiller d’autres cirés quirendront encore plus humide l’intérieur. Ceux de Jeanne et de Bernard sont dégoulinants et je les pends dans le compartiment moteur, nouveau séchoir. Je mets le nez dehors juste pour tremper les palourdes achetées à Angelmo. Dans le filet que j’avais réalisé à la Caleta Verde pour garder nos pêches de moules, elles seront bien conservées le long de la coque. Nous passons en mode hiver : petit thé, lecture et bonne musique, nous profitons de ces moments car bientôt tout sera différent.Menu du soir : huitres plates, Merluza à la poêle avec pommes de terre et Ail de Chiloé le restaurant « La Cardinale » tient son standing et les deux macarons que nous a décernés l’inspecteur Marin Michelin Jim LENGEL.Soirée ciné- club avec un grand classique de John Ford : Rio Grande !!
Dimanche 26 Avril : PASO CHACAO, porte du PACIFIQUE
Grasse matinée, nous ne sommes pas pressés car nous devons attendre la renverse de courant pour passer le Canal CHACAO qui sépare le nord de l’île de Chiloé et le continent. C’est là que nous avions pris le bac avec Yves pour rejoindre la Cardinale le 14 Mars. Ce coin n’a pas bonne réputation par bon vent d’ouest car la houle rentre et le golfe d’Ancud se vidant, il se crée une barre comme à l’entrée du golfe du Morbihan. Ce matin, il n’y a pas de vent et il fait doux, nous ressortons quelques cirés à sécher. Jeanne et Bernard partent pour une ballade de terre et je bricole la deuxième paire de serre casseroles pour que nous soyons prêts quand cela va bouger. Il y a un va et viens incessant de barques sur la rive devant nous. Personne ne porte de masque. Les petites embarcations sont principalement chargées de bois de chauffage bien coupé.
A midi, nous faisons un briefing dans le cockpit des consignes de sécurité et des endroits où sont stockées les fusées, les balises de secours, les extincteurs. La renverse est à 14H45 et nous partons un peu avant pour rejoindre le canal CHACAO. Jeanne se lance dans de la pâtisserie et je fais une ratatouille en prévision des jours futurs. Un peu de vent de Nord nous permet de mettre les voiles. Nous arrivons à l’endroit où il y a le plus de courant et nous sommes à 10 Nœuds sur le fond, excellent timing. Nous rasons la pile du pont en construction et un gros remous secoue la Cardinale comme devant ER LANNIC dans le golfe. Alberto nous a dit que ce pont était en construction depuis presque 10 Ans…Cela sent à plein nez le lobby des transporteurs maritimes dont les bacs pourraient à ce jour être plaqués or !! Nous continuons à débouler avec 5 à 6 Nœuds de courant dans le cul, traversons de temps en temps une petite barre ou de gros tourbillons. Nous croisons un énorme vraquier qui défile à moitié vide devant notre étrave.
Le vent monte maintenant, 20 Nœuds réels : nous sommes dans le pacifique !! La mer blanchit et déferle devant nous car le courant est encore fort. Chacun admire en silence la sauvagerie de cette côte, à notre droite une immense plage de sable blond, à bâbord un groupe d’îlots tourmentés avec un remarquable, troué et bordé d’aiguilles rocheuses. Comme dit Bernard, le coin n’est pas fin et nous suivons la cartographie en slalomant entre les remontées de fond.Enfin ça roule et ça tangue, même au moteur car le vent est de face pour rejoindre notre ultime mouillage plein nord. Je me dis intérieurement qu’une nouvelle aventure commence. Jeanne a fait un gâteau aux amandes pour accompagner ce moment longtemps attendu : un délice. Le soleil apparait avec un coin de ciel bleu pour saluer notre arrivée dans cette immensité. Nous remontons au moteur, la mer baisse avec le courant.Nous longeons à bonne distance la punta Quillaga, escarpée et rugueuse, pour venir mouiller dans la caleta Godoy au fond de la baie Maullin, un des rares mouillages abrités des vents de nord sur toute la côte qui monte jusqu’à Valparaiso. Le temps de nous poser, il fait nuit et nous examinons le système météo. Il nous faut monter Nord rapidement pour éviter un gros méchant système dépressionnaire qui arrive, quitte à faire encore un peu de moteur. Dernière nuit au mouillage avant le grand bain. Nous arrosons notre sortie du PASO CHACAO par un bon Pisco et des « Piures » , surprise faite au capitaine et qui nous rappelle ceux pêchés à PUERTO TORO il y a quatre ans, après notre retour du Cap Horn. Linguines Vongole, recette de Patricia !! Nous profitons du dernier marché d’Angelmo avant d’aller rêver à la suite pour une dernière bonne nuit entière !!!
Lundi 27 Avril : Départ pour la grande traversée
Tout le monde a bien dormi, malgré les grosses rincées de la nuit. Au petit déjeuner je propose un système de quart à l’essai : 3 heures à deux, un en veille, l’autre habillé prêt à monter sur le pont pour manœuvrer. Démarrage à 19H00 fin à 10H00 le lendemain matin. Cela fait deux quarts chacun dans la nuit. Tout le monde approuve le système et je fais le planning pour les trois prochains jours que l’on affiche au-dessus de la table à cartes. La fenêtre météo est correcte. Nous testons les balises AIS qu’Yves a gentiment offert à La Cardinale. C’est un outil très sécurisant. En cas de chute à la mer avec son gilet (normalement nous sommes attachés), la balise se déclenche et émet un signal que l’on récupère sur l’écran cartographique du bateau via le système AIS, ce qui permet de revenir sur l’homme à la mer. Les deux gilets pour le quart sont équipés de ce système.
Après un déjeuner de MERLUZA froid mayonnaise, nous décollons à 13H30. Dès sortie de l’abri de la pointe, la houle nous cueille et les estomacs souffrent. Hervé paye son tribut au Pacifique très tôt, puis Jeanne et Bernard dans la soirée. Yves et moi sommes épargnés mais peu en forme. Nous nous retrouvons assez vite au près dans une mer hachée qui nous demande de prendre nos marques. Nous sommes sur le plateau continental et les fonds passent en quelques milles de 4000 à une centaine de mètres de fonds, la houle rencontre aussi le courant de vidage de tout le golfe d’Ancud par le Paso Chacao. La sauce tomate que je prépare pour des pâtes ne fera pas recette et ce sera grignotage pour tout le monde. Nous adoptons les prises de quart pour préserver les plus mal en point, Jeanne et Hervé, et la nuit voit une Cardinale bien gitée retrouver le souffle du large.
Mardi 28 Avril : du Près, du Près, du Près
Le vent est maniable, nous avons eu 25 Nœuds dans un grain la nuit avec Jeanne mais avons choqué, lofé de 5 degrés et laissé passer, cela ne dure pas longtemps. La Cardinale est un bateau lourd et prendre un ris à deux de nuit dans la misaine sur le pont n’est pas de tout repos. Quand c’est pour le relâcher 10 mn après, on réfléchit bien avant de se lancer. Pour le petit déjeuner, chacun se débrouille, c’est l’habitude en mode quart. Nous virons à 10H00 après s’être suffisamment éloignés de la côte pour trouver une mer plus régulière. Le vent est très variable, de 5 à 25 Nœuds et nous ferons un peu de moteur dans les calmes. Le filet de fruits, tendu sous les panneaux solaires n’a pas résisté au mouvement de la mer et nous récupérons sur la plage arrière une belle marmelade pommes bananes que nous trions pour sauver l’essentiel. Deux repas chauds seront servis aujourd’hui mais plutôt light car les estomacs sont en mode rodage. Cela devrait être mieux pour les uns et les autres demain. Le premier quart, à 19H00 démarre calmement car il inclut le temps du repas. Cela permet à Jeanne, peu vaillante d’être tranquille car cela gite pas mal au près. Je prends le mien aussi avec Jeanne à 1H00 dans une nuit douce étoilée. Pas de veste de quart, juste le harnais. Le vent tombe complètement à 2H15 et nous mettons le moteur, en profitant pour papoter avec plaisir sous le dog-house. Elle est plus détendue depuis qu’elle sait que Tim est prêt à prendre l’avion pour rentrer en France. La Newsletter COVID 19 de Patricia nous décrivait la préparation au déconfinement et j’avais lu avec délectation à tout l’équipage également hier un deuxième mail sur l’aventure arrivé à Yann. Sorti à Vertou promener leur chien avec sa compagne Karine dans la campagne avoisinante ; sans autorisation ils se sont fait contrôler. 270 Euros d’amende et le ton monte rapidement avec le jeune gendarme zélé. Résultat : trois voitures blanches et bleues l’attendaient à son domicile pour l’emmener au poste, menotté comme un grand délinquant….impressionnant et désolant quand on sait que Yann est pompier volontaire, responsable de poste SNSM l’été et qu’il a sauvé cet hiver deux personnes de la noyade dans la Sèvre en crue alors que les secours tardaient à intervenir …Nous vivons une époque formidable !!
Mercredi 29 Avril : première pêche pacifique
Matinée tranquille au fil des éveils de chacun, Jeanne est toujours peu en forme. Je fais une salade « fond de sacoche » avec les restes des jours précédents et un peu de chou. Après une courte sieste, je prépare la ligne. Rien n’a resservi depuis notre transat Cap Vert- Brésil et il reste des leurres que j’avais confectionnés à l’époque au départ de Nantes. Puis avec les bananes qui avaient subi l’écrasement nocturne, je confectionne un gâteau reconstituant. Le four est libre, le Sec n’a pas encore repris la boulange. 18H15, le jour commence à baisser et Ben appelle, la ligne est tendue. Nous avons un judicieux système d’élastique costaud qui permet de le voir immédiatement. Nous nous précipitons et ramenons un beau thon que l’on essaye de remonter par le côté tribord car il y a le système WATT and SEA qui tourne juste à l’arrière. C’est une petite génératrice avec une hélice qui plonge et qui a été popularisée par les coureurs du Vendée globe. Le système est très efficace pour eux, beaucoup moins pour nous car il ne commence à débiter du courant qu’à partir d’une vitesse de 6 Nœuds bien établis et il faut du vent à la Cardinale pour y parvenir. Le thon nous échappe d’un coup de queue, c’est le jeu entre le poisson et le pêcheur même si nous sommes déçus. A peine dix minutes après avoir remis la ligne, nous sentons un autre thon de la même taille, 7kg environ et cette fois je le hisse rapidement directement par l’arrière et le bloque sous ma botte. Commence alors pour moi le dépeçage, à la frontale car la nuit vient de tomber et dans une mare de sang sur le capot du gros coffre arrière, magnifique planche à découper en teck. Yves me tire des seaux d’eau pendant que je découpe les 4 filets qui vont directement au frigo (merci à Alain pour ses cours de découpe l’été dernier). Je racle l’arête pour faire un beau tartare que nous dégustons sur du pain grillé…la pêche démarre on ne peut mieux. Nous virons pour essayer d’aller prendre une bascule de vent que l’on touche à minuit : les fichiers météo du modèle Zygrib sont vraiment précis et l’on se retrouve au grand largue avec du SUD, deuxième bonheur après le thon. Jeanne peu en forme, même un peu ragaillardie par le thon frais est hors quart pour cette nuit où l’on aura du mal à dormir dans les bannettes car cela brasse pas mal. J’y arriverai sur le petit matin en rêvant de daurades coryphènes.
Jeudi 30 Avril : soleil et pétole
Le vent nous pousse bien au portant sous génois et grand-voile. A cette allure on ne porte pas la misaine car elle dévente le génois.
A 9h00, tout le monde est debout pour déguster le bateau à la banane et les pommes un peu mâchées que l’on mange petit à petit. Il fait grand beau ce matin, pas un nuage, la mer est magnifique mais le fond de l’air reste frais. Chacun reprend ses marques entre la boulange, un retard de sommeil, un beau bouquin et un peu de bricolage (Hier les pompes d’évacuation de la cale et des eaux usées ne marchaient plus bien et après un nettoyage cela est reparti). Pour le déjeuner, je découpe finement une belle longe de thon que l’on déguste juste citronnée avec une salade, menu très polynésien.
Le vent tombe à 8 Nœuds et vers 15H30 c’est le bon moment pour faire un peu de moteur et recharger les réservoirs d’eau avec un coup de dessalinisateur. Je mets en pêche mais sans succès. Pour la première fois tout le monde est dehors et profite du temps et de l’immensité autour de nous. Il y a beaucoup d’oiseaux, des pétrels, des albatros, de petits Yuncos (sorte de grosses hirondelles de mer) qui rasent le bateau. Je me souviens que nous en voyions si peu pendant la transat que c’était un événement quand un daignait nous visiter. Ici cela rappelle le passage du Drake, même faune, même attitude à l’exception de certains qui tournent régulièrement au-dessus du leurre de la ligne. En approche du Cap Horn, sur le retour d’Antarctique, les pétrels lorgnaient sur notre gigot faisandé pendu dans les pataras et je m’étais résolu à le ranger dans notre frigo bien vide après deux mois de ballade. Nous tangonnons le génois pour être voiles en ciseaux au coucher du soleil et après une bonne soupe de légumes, nous faisons un 5000 avec des dés qui roulent bien dans tous les sens, poussés par la houle. Nous adaptons le système de quart en le réduisant à 21H00 – 9H00 et une personne hors quart. Yves avec deux manches en vainqueur aux dés gagne le droit d’être le premier veinard pour une nuit complète. Devant la pétole totale, nous nous laissons dériver sous grand-voile haute avec juste un homme de veille. Cela recharge les batteries de chacun, doucement bercé par une mer régulière et tranquille. Vers 3h30 le vent rentre un peu et je renvoie le génois puis un peu plus tard, je réveille Hervé pour hisser la misaine. Je me recouche avec béatitude, le bateau avançant fièrement à près de 3 nœuds (ce qui est infiniment plus que zéro !!). Hervé me secoue à 6H00 car il voit deux bateaux de pêche dont un presque sur l’avant. Ils glissent finalement tout doucement sous notre tribord, pas visibles à l’AIS, mais fortement sur l’eau avec leurs énormes projecteurs. Le jour se lève doucement rougeoyant des strates de nuages.
Vendredi 1er Mai : langueur marine
9H00, je baigne dans un demi sommeil entretenu par les échanges sans bruit de Jeanne, Bernard et Yves autour du pain grillé chaud-chaud puisqu‘il sort juste du four. L’odeur familière est trop tentante et je me joins à eux. Le vent oscille entre 4 et 7 Nœuds, La Cardinale bateau gîte à peine. Le temps prend ses aises et nous offre de faire de même. Occupation favorite, je me lance dans la cuisine avec la recette du thon coco curry aux pommes que nous ont donné Geneviève et Alain à l’automne et que Patricia a peaufiné grâce aux kilos de thon fournis par ses copains pêcheurs. Je la fait de mémoire et la réécrirai ensuite. Jeanne parfait ses écrits, elle n’est pas surnommée la plume pour rien et ses récits sont bien plus léchés que les miens. Le capitaine bricole (tiens !), Hervé contemple (re-tiens !!) et Yves est ravi de son rôle de commis de cuisine. Le bonheur Cardinalesque n’est pas loin du zénith, il ne s’en faut que de quelques degrés de vent en adonnantes et de températures. Après la dégustation du curry de thon pomme coco, accompagné d’un excellent Misionnes del Rengo Chardonnay, nous baignons dans la langueur marine. Le vent refuse encore et nous partons vers la côte, les conditions clémentes permettent toute occupation : lessive, couture, lecture… Bernard est hissé dans le mât de misaine pour réparer un coulisseau. Quelques siestes se glissent nonchalamment au milieu de cet espace de travaux calmes. Le soir tombe sans touche sur la ligne. Il nous reste deux repas de thon à venir en attendant une nouvelle visite d’un beau poisson. Je suis hors quart cette nuit dans les meilleures conditions possibles, doucement bercé dans ma bannette. Les quarts se prennent seul dans ces conditions…. Langueur marine ….
Samedi 2 mai : calmes…
5h le vent est tombé, le bateau bouge dans tous les sens et cela me réveille. Je m’habitue aux nouveaux mouvements et me rendort. 7H30, le vent est aux abonnés absents, plus rien à faire. Je roule le génois, bloque les bômes avec des retenues, puis la barre. Nous dérivons dans le balancement de La Cardinale, il bruine un peu plus tard et le carré se remplit au fur et à mesure des réveils et de l’odeur de pain grillé.
Vers 10H30, nous mettons un coup de moteur, cela permet de charger à fond les batteries et de faire de l’eau. Peu avant midi, j’aperçois une pointe noire qui sort de l’eau à 50 mètres à bâbord. Après quelques mouvements de la dite pointe on perçoit un lobo marino ou une otarie (difficile de distinguer) Incroyable cette rencontre à 70 milles de la côte. Le temps de faire un tour d’horizon est nous voyons deux souffles de baleine devant : « She’s blowing « comme dirait Achab dans Moby Dick. Nous les cherchons du regard dix minutes. Je vérifie le vent, toujours nul sur le cadran au pied du mât et un gros bruit me fait sursauter : la baleine souffle à 15 mètres sur notre arrière tribord, très impressionnant !! Elle a failli couper la ligne et ressort plusieurs fois en s’éloignant, c’est magique. Jeanne prend une bonne douche chaude en guise d’apéritif. J’ai eu le temps de cuisiner ce matin : carpaccio avocat tomate, puis Thon teriyaki (avec la deuxième longe gardée au frigo), compotée de petits légumes et patates nativas de Chiloé….On se gâte pour oublier que l’on n’avance pas. L’après-midi est aussi calme, on sort le spi de dessous tous les cageots de légumes dans la cabine avant …réflexe de coureur de Bernard, 6 Trans quadra au compteur, mais nous garderons le génois en lui mettant une écoute légère. Quand ça souffle, c’est-à-dire 5 à 6 Nœuds de vent nous arrivons à accrocher les deux nœuds et demi de vitesse. Ce n’est pas comme là que l’on prendra un autre thon. Pas de sieste mais temps de bricolage pour moi : je fabrique une petite fargue (en français, un rebord) pour placer entre l’évier et la cuisinière afin d’éviter que ce que l’on pose sur la grosse planche à découper que j’ai adaptée dans les canaux ne parte à la gîte, à tester dès que l’on avancera …
Le coucher de soleil est somptueux, nous cherchons le rayon vert, mais c’est le bleu au-dessus de nos têtes qui vire au « mer du sud ». Le vent tombe de nouveau et on repart en balancelle dans la longue houle. Au moment du repas nous prenons un nuage avec quinze nœuds de vent, génial pour la vitesse et pour tester ma fargue pendant la finition des Carbonaras mais moins pour le dîner à la gite. Cela ne dure pas et au début des quarts à 10H00, le vent retombe à 6 nœuds, ça roule dans les bannettes et nous commençons vraiment à prendre un rythme hors du temps…..à suivre !
Dimanche 3 mai : houle pacifique
Je prends mon quart à 1H00 pour remplacer Yves. J’ai la chance de voir le vent me saluer en soufflant progressivement alors que la Cardinale était ballotée sans génois, barre amarrée quelques minutes auparavant. Quel bonheur pour elle de s’ébrouer et d’avancer bien lancée pendant une heure. Bonheur éphémère, le nuage va faire un tour ailleurs pour me laisser contempler la pétole éclairée par la lune. Le vent revient cependant et je laisse à Bene une Cardinale bien gitée qui laboure la nuit.
La houle est plus longue maintenant, 3 mètres de creux environ, on ne voit plus l’horizon debout dans le cockpit. Le vent sait que c’est Dimanche et nous est gré de ne pas descendre en dessous de 6 Nœuds pour nous pousser plus ou moins sur la route vers Juan Fernandez. Menu du Dimanche : Salade aux deux choux et agrumes, Thon à la catalane servi à l’assiette, Queso Origano et gâteau nantais la spécialité de Jeanne. La température ne remonte pas, stable à 16 degrés sous un ciel gris tout l’après-midi. Nous croisons un gros minéralier à 6 milles et un lobo marino nous salue de son œil tout rond. Inlassablement, les hirondelles de mer par paquet de 4 à 6 virevoltent au-dessus du leurre de la ligne, suivi à 100 mètres par un bel albatros. Impossible de dire si c’est toujours les mêmes. Après-midi lecture bibliothèque sur la Pacifique ; AKU AKU, l’ouvrage célèbre de Thor Heyerdahl sur l’île de Pâques, le dernier voyage de Cook (Tonga, Hawaï) par Zimmermann, un de ses marins allemand et le pavé sur le Voyage en Polynésie, compilation des voyages de découvertes (1200 pages) que je picore à petite dose. Ce n’est qu’une partie de nos ouvrages et nous capitalisons doucement sur l’histoire des explorations dans cette immensité parsemée de quelques cailloux, les plus gros hébergeant des peuples à la fois proches et diversifiés. Joan Baez nous accompagne, de sa voix si aérienne que Dieu aurait pu la créer. Nous mettons un coup de moteur pour les batteries mais au bout d’une heure, l’alternateur chauffe et ne charge plus. Nous passons sur le groupe, le vent est parti se promener. Soirée calme avec un 5000 poussif comme le zéphyr qui nous déhale tout juste à 1 nœud de vitesse. Un ciel vierge de nuages et une myriade d’étoile nous promettent une moyenne d’escargot….
Lundi 4 mai : au gré du vent …
Le vent joue avec nous. Il passerait volontiers pour l’incarnation marine du malin, au sens moyenâgeux du terme. Personne ne cache que la cartographie sur l’écran au-dessus de la table à cartes tire l’œil en bas à gauche où s’affichent le cap et la distance qui nous sépare de Santa Clara, l’île principal de l’archipel Juan Fernandez. Robinson Crusoé a suffisamment fait fantasmer pour que tout marin vagabond ait envie de visiter cette terre. Mais nous devons laisser dans nos têtes nos supputations et pronostics. Le temps est souverain et c’est la marche du bateau qui importe dans ces conditions sans cesse changeantes. La Cardinale mérite toute notre attention pour tirer le meilleur de sa solide carène. Depuis qu’elle a presque épousé Bernard, le partageant avec sa légitime, ils ont parcouru près de 34000 milles ensemble. Quel vieux couple peut en dire autant… Alors, comme le maître à bord qui prodigue toutes ses attentions à la belle, nous peaufinons les réglages, suspendant si possible nos activités du moment. Ce matin nous sommes gâtés. Le vent oscille entre 12 et 15 Nœuds, la Cardinale frétille. Nous testons de nouveau l’alternateur en vain. Il ne charge toujours pas. En fait il commence à débiter puis après dix minutes, le débit s’effondre. La mécanique moteur devait nous manquer…
Toujours rien sur la ligne. Je me suis pourtant levé à l’aurore de ma couchette bien chaude pour la poser, en habit de nuit. A midi, je change la couleur du leurre. Du rose pailleté nous passons au blanc à pois bleu. Les rillettes de thon sur fond d’artichaut signent la fin de notre premier et unique poisson. Je trainerais bien deux lignes mais au près avec de la mer, même moyenne, elles risquent de s’emmêler. Les fichiers météos nous sont plus favorables et nous nous proposons d’un commun accord (Art 5.3 de la constitution Cardinalesque) de s’arrêter au minimum au mouillage à l’ile Santa Clara. Au près par 18 Nœuds, nous progressons bien mais certaines activités sont plus délicates alors chacun peaufine sa lecture tandis que Jeanne travaille inlassablement ses milliers de photos. Le dîner est sportif avec une gîte prononcée mais le vent commence à adonner et la vitesse monte, l’équipage est excité car la Cardinale donne toute sa puissance. Nous nous racontons avec Jeanne et Bernard nos souvenirs de Bédéphiles puis nous passons en mode quart pour la nuit.
Mardi 5 Mai : Robinson Crusoé, confiné à bord
Je prends le quart à 6H00, Bernard est trop heureux de voir sa belle Cardinale pousser sa vague d’étrave pour aller se coucher. 20 nœuds de vent de travers, allure idéale pour torcher de la toile et je déroule la ligne au tout début de l’aurore. A 24 milles nous apercevons l’île au radar mais on ne la voit pas encore. A 9H30 elle éclate de lumière sous un rayon de soleil. 11H00 nous apercevons très bien les reliefs. Difficile de décrire avec les bons mots l’impression de rudesse qu’elle procure. Falaises abruptes, pitons escarpés, arêtes torturées qui culmine un peu au-dessus de 900m. Le meilleur vocable est sauvage tant que l’on n’aperçoit pas le petit bourg nichée au fond de la baie Cumberland au Nord de l’île, où git l’épave du Dresden, ce croiseur allemand qui pendant la première guerre mondiale s’était caché presque un an dans les canaux de Patagonie avant d’en sortir, d’être repéré puis coulé par la marine anglaise. Après un contact à l’VHF avec l’armada, nous sommes autorisés à mouiller sans descendre à terre. La vedette nous attend, nous sortons nos masques corona pour la forme et discuter à une vingtaine de mètres. Ils nous demandent de prendre une bouée, que l’on ne trouve pas terrible, mais on s’exécute. Nous leur avons dit que l’on devait faire une réparation avant de repartir le lendemain. Ils nous interdisent tout contact avec les pêcheurs locaux. C’est frustrant de ne pouvoir descendre pour la ballade et surtout de ne pouvoir troquer une belle langouste, ressource unique de l’île, avec un autochtone. Il fait grand beau, la lumière est magnifique et nous nous offrons un apéro dînatoire à plat dans le cockpit après un ti punch bien mérité. Après-midi révision. Bernard change l’alternateur par un neuf et nous désossons toute la cabine arrière pour accéder au mécanisme de barre, reprendre du jeu et recharger l’huile dans le gros vérin du pilote. Les grands matelas, bien humides sont heureux de faire un tour au soleil. Le nouvel alternateur ne débite pas et le chef mécanicien est perplexe. Mais cela fait deux jours que je lui propose de changer la courroie qui couine et sent le chaud. Nous la démontons, elle est effectivement cuite et presque réduite de moitié sur sa section. Une belle courroie neuve et cela charge à fond !! Le soleil joue avec les falaises et les changements de couleur sont étonnants. Des jaunes, toute la gamme des ocres et des bruns, et un nuancier de vert digne d’un magasin de peinture. Comme dans les alpes, on a l’impression qu’il y a trois zones marquées étagées tous les 300 m d’altitude. Le bas, couvert d’arbres et en particulier une grande variété de conifères. Puis une zone de forêt clairsemée et aride qui ressemble aux paysages du sud de la Patagonie avec des troncs blancs tordus par le vent souhaitant juste survivre. Enfin le dernier étage où une couverture de verdure clairsemée s’accroche aux parois verticales ou presque.
L’archipel fut découvert en 1574 par le marin portugais Juan Fernandez, détourné de sa route entre le Pérou et Valparaiso. Au fil des années, il servit de refuge aux pirates qui relâchaient là, chassaient les chèvres sauvages et cultivaient les fonds de vallée en prévision de leur futures visites. Mais l’archipel doit sa réputation au roman de Daniel Defoe Robinson Crusoé, basée sur l’histoire d’Alexander Selkirk. Cet écossais après une dispute avec son capitaine, demanda en 1704 à être débarqué. Il réussit à survivre plus de quatre ans dans un isolement total en guettant l’horizon depuis un promontoire au-dessus de la baie Cumberland. Il fut enfin récupéré en 1708 par un navire anglais, regagna son écosse natale et devint célèbre de par son aventure hors du commun. Les îles, baptisés initialement Mastierra (plus près de la terre) et Masfuera (plus près du large), furent rebaptisées Robinson Crusoé pour la plus grande et Selkirk pour la seconde 60 milles plus à l’Ouest. L’archipel est classé parc national, considéré comme un écosystème unique avec une végétation qui recouvre une gamme d’affinités géographiques très diverses (Andes, Magellanes, Hawaï, Nouvelle Zélande). Le petit Bourg de San Juan Bautista, au fond de la baie Cumberland, a été reconstruit après le Tsunami de 2010 et s’ouvre un peu au tourisme (randonnée, activités marines) et nous sommes déçus de ne pas pouvoir le visiter et monter quelques sentiers raides, en particulier le « mirador de Selkirk », aménagé et qui culmine à 600m de manière abrupte au-dessus de la mer.
Fin d’après-midi le vent fraichit dans les deux sens du terme et nous rentrons dans le carré car le soleil est depuis longtemps caché par les sommets autour de la baie. Tout le front de mer est éclairé, écologiquement et civiquement une absurdité, car alimenté à grands renforts de gros groupes électrogènes (qui se promène la nuit dans ces rues, alors que l’on aperçoit quelques rares personnes dans la journée ?). A défaut de Langouste ce sera Pisco, Filet de Bœuf et Patates rôties (recette Monique Brucelle) Bananes flambées, le tout magistralement cuisiné par Jeanne, avec une bonne nuit au mouillage en perspective.