Saison 6 - Journal de bord du Cook 5 : du 18 au 23 mai
Lundi 18 Mai : travail à fond de cale dans la houle
Nous avançons bien après avoir enlevé la misaine qui à partir d’un angle de 150° de vent réel a tendance à masquer le génois. L’alternateur d’hélice donne à fond à cette vitesse et les batteries 24 V sont à 100%. Il donne trop bien et avec la poussée générée la courroie bouge un peu. C’est une grosse courroie à stries, le volant d’accouplement est strié lui aussi et elle a commencé à s’user sur une des tranches. En milieu d’après-midi, Bernard et moi enfilons les bleus et partons travailler dans la cale moteur. Ça bouge pas mal avec la mer et il faut bien se caler. Nous démontons l’alternateur et recalons la pièce de support. Une bride de fixation que j’avais fabriqué avec de la tige filetée de 8 a cassé. Malgré tous nos efforts pendant presque deux heures, la courroie ne s’enclenche pas parfaitement mais au moins elle ne frotte plus et ne s’abîme plus. On continuera demain. J’ai la tête pleine de graisse car je me suis frotté à la poulie à chaine de renvoi de barre qui est juste au-dessus de l’endroit où l’on travaillait. J’ai droit à un double shampoing pour réussir à tout enlever et nous concluons un peu courbaturés avec un bon apéro. Je n’ai pas eu le temps de vraiment cuisiner donc un plat de nouille sauce tomate fera l’affaire de tous. Nous tenterons un 5000 rouli roula avec les mouvements toujours saccadés provoqués par la houle. Ceci complique le sommeil dans les bannettes car il y a de violents rappels par moment et Yves, hors quart, passe une nuit agitée.
Mardi 19 mai : Ciel d’alizés
Hervé, de quart jusque 9H00 nous prépare un super petit déjeuner. Je suis un peu ensuqué et vais prendre l’air en posant les lignes par habitude. C’est la première fois que nous avons un vrai ciel d’alizés avec de beaux petits cumulus pommelés qui s’étalent en plusieurs files. Quand tout le monde est prêt, nous mettons plein vent arrière en plein soleil. Nous sommes à moins de 400 milles de l’île de Pâques et tout le monde est heureux en faisant des calculs d’arrivée. Joie de courte durée car Bernard a repris un GRIB (fichier météo) et la situation est bien moins favorable avec une dépression qui arrive Sud mais dont la partie au Nord devrait nous donner 25 Nœuds de NW avec rafales à 30 – 35 Nœuds, donc du près pour l’atterrissage sur l’île. C’est bien loin des alizés promis. En attendant nous profitons de cette belle matinée en barrant tranquillement avant d’empanner pour remonter plus nord. Nous déjeunons en terrasse. Comme c’est la Saint Yves, Jeanne a fait une excellente tarte aux pommes sur laquelle elle a tracé « Yves » avec de la pâte dorée. Nous remettons le pilote et chacun se repose, sieste ou lecture. Nous ne regardons même plus les lignes, trop déçus même si avant-hier nous avons remonté un hameçon bien tordu : poisson ? Bout de bois ? Morceau de plastique ? Toutes les hypothèses sont plausibles. Je continue à changer sans conviction la couleur des leurres. Après la sieste, Bernard et moi renfilons les bleus pour une deuxième expédition dans la cale. Auparavant j’ai refabriqué une bride pour remplacer celle qui avait cassée. Le premier essai de positionnement n’est pas concluant, le deuxième plus. La courroie est bien positionnée sur le volant même si elle flotte légèrement au niveau de la poulie de l’alternateur. Rien de grave et cela charge très bien. Nous changeons de nouveau d’heure pour nous caler sur l’île de Pâques, ce qui donne un décalage de 8H en moins avec la France. Nous avons reçu un mail de notre contact local, un ami de Bénédicte et Jimmy Viant avec lequel nous avions sympathisé à Puerto Montt. Il est allé voir la « Gobernacion » et c’est peu encourageant pour les ballades à terre. On le savait mais nous gardons un espoir. Bernard prépare un mail décrivant notre périple pour garantir notre période de quarantaine. Inch’ Allah !!
Nous profitons d’une heure de production d’eau avec le dessalinisateur et le groupe électrogène pour faire un petit nettoyage et passer l’aspirateur. Yves est notre fée du logis et il y en a bien besoin. Un bateau se salit à la même vitesse qu’une maison sauf que l’espace est plus petit et il faut être vigilant. Je reste dans le Doghouse à admirer la mer d’un bleu soutenu et le ciel qui rosit lentement.
Nos couchers de soleil de La Turballe nous ont initiés à ces moments de contemplation mais ici le temps prend une autre dimension. Pour fêter le réalignement de la courroie le capitaine extrait des fonds une bouteille de Sauvignon « Misiones del Rengo » à l’apéro et comme les poissons nous dédaignent, un bon rôti de « Cerdo » (porc) chilien accompagné de Patatas Nativas de Chiloé égaye la table de La Cardinale. Cuisine traditionnelle 2 Macarons !!
Mercredi 20 Mai : WAOUUU !!
Le vent annoncé par les fichiers GRIBS à notre arrivée sur Pâques nous a amené à continuer de tenir un cap Nord-Ouest toute la nuit. Cela nous rallonge la route mais nous permettra d’être moins au près lorsque le vent montera. Hier soir, en fumant son éternelle bouffarde, Hervé me disait qu’il n’avait pas vu de ciel vraiment très clair la nuit. Pas de chance, il est hors quart et c’est le cas à minuit avec un coup de sabre laser qui traverse le ciel : la voie lactée dans toute sa magnificence. Il fait doux et je m’allonge sur un banc du cockpit pour profiter du spectacle offert. Le pilote nous supplée à la barre et le quart devient espace de contemplation, lecture, rêverie où l’on ne sent plus le temps défiler. Comme La Cardinale, je recharge à fond mes batteries en profitant bien de mes heures de sommeil. C’est le cas de tout l’équipage : vive le grand largue !! Chacun, un peu apathique hier, relance les activités. Bernard pose des filoirs sur les bômes pour empêcher les bosses de ris de pendouiller. Hervé passe en mode compactage des ordures. Il sort tous les cartons et bouteilles plastiques du gros bidon bleu amarré sur le tribord arrière, puis les serre avec de la ficelle en parallélépipèdes bien écrasés. Nous les stockons ensuite dans un sac poubelle épais dans le poste avant. Après un nettoyage complet de la cuisinière, du plan de travail et des éviers, je cuisine avec l’aide d’Yves toujours ravi de contribuer à nos préparations. Jeanne trie les légumes : avocats, choux qui sont fatigués de nos angles de gîte successifs. Elle en sauve une partie pour de futures recettes. Des oiseaux plus gros que les sternes et que nous n’arrivons pas à identifier avec notre guide ornithologique qui couvre la Patagonie et l’antarctique tournent autour du mât. Hier en fin de journée, trois d’entre eux nous avaient gratifiés de leur déjections rougeâtres sur l’hiloire du cockpit et le la cabine arrière. Ils ont aussi une « paille en queue » mais avec de gros yeux globuleux enchâssés dans une bande noire sur la tête. Ce matin, Hervé a également ramassé deux poissons volants, les premiers, pas très gros, 8 et 15 cm environ. Nous n’avons pas eu le temps de les photographier car « le nettoyeur » les a remis à l’eau illico presto. J’ai mis finalement le plus gros leurre de la boîte de pêche, un gros calmar fabriqué en filaments rouges et bleus sur une tête brillante avec deux yeux noirs, suivi d’un énorme hameçon. Le seul risque est d’avoir une touche d’un gros que l’on ne pourra pas remonter : tant pis !!
Je reçois plein de nouvelles de notre quartier de La Turballe confinée par notre voisine Virginie, cuisinière hors pair qui va essayer une recette de pâté chinois trouvé sur le Net. Le confinement est une aubaine pour les amateurs de cuisine qui s’en donnent à cœur de joie, je lis cela dans tous mes mails. Le temps vire au gris breton, avec quelques gouttes et cela rafraichit agréablement l’intérieur.
Un nouveau mail de notre contact sur l’Ile de Pâques relevé à l’heure du repas est décevant, il précise que nous ne pourrons pas descendre à terre ni avoir de contact. Bernard va néanmoins envoyer un mail subtil à l’Armada, au moins pour tâter le terrain. Nous nous préparons à ce scénario, même si il nous désole à l’avance. Chacun continue à lire les deux ouvrages de référence que j’ai amenés sur l’histoire de l’île. « L’île de la fin du Monde « : témoignages rassemblés par le Centre d’Etudes sur l’île de Pâques et la Polynésie est un ensemble de récits, depuis la découverte par le hollandais Roggeveen en 1722, le passage de Cook, l’installation de missionnaires, le rapt d’une partie de la population par les péruviens jusqu’à une étude menée depuis les années 1980 par des spécialistes des pollens visant à expliquer le désastre pascuan et le déclin de la population. On y retrouve des passages de l’autre ouvrage, celui d’Alfred Métraux, ethnologue spécialiste des indiens d’Amérique du Sud qui se vit confier la direction de la mission française sur l’île en 1934. Son témoignage, à connotation clairement scientifique, reste la meilleure description de la civilisation pascuane à travers les récits et les recherches archéologiques et il balaie sans concession toutes les élucubrations qui ont pu être produites sur le sujet, en particulier à la vue des statues géantes les Moais. Passionnant.
17H30, on ferme les écoutilles sous un gros grain noir, il fait déjà sombre dans le carré pour le thé. La bascule du vent vers le nord est en train d’arriver, nous allons recommencer à vivre penchés. Mais le thé est remis à plus tard, Hervé crie depuis l’extérieur, la grosse ligne est tendue. Cela ne tire pas très très fort mais immédiatement je repère la petite gerbe d’eau caractéristique qui apparait au loin au sommet des vagues. Ce n’est pas un thon, ceux-ci plongent quand ils sont ferrés. Nous remontons la ligne sans trop d’effort mais arrivé au cul du bateau, il faut se coordonner et Hervé prend le poisson par l’ouïe avec le gros crochet pour le hisser à bord. C’est un beau spécimen de Waou ou Tazard, difficile de se rappeler. Il ne bouge pas et je l’achève vite avec un des grands couteaux qu’Yves m’apporte. Nous le mesurons : 1m40, je l’estime à 20 kg environ, bien plus grand que ceux pêchés pendant la transat. Belle pièce, nous sommes tous excités et je me félicite d’avoir mis ce leurre. Quand nous allions à la pêche à pied par coefficient de plus de 100 à la pointe de Penvins mon père disait : gros caillou, grosse étrille. Là c’est gros leurre, gros poisson. J’aurais dû le mettre plus tôt, ici c’est le grand large, faut pas lésiner sur la taille des lignes. Commence maintenant mon boulot de poissonnier sur la plage arrière. J’enfile d’abord mes bottes et mon ciré. Je coupe la tête et vide la bête. J’ai deux seaux auprès de moi, il y a du sang partout et je demande à Bernard de me tirer un seau d’eau. Le seau se remplit d’un coup et avec la vitesse, Bene manque de passer à l’eau, heureusement que Jeanne est là pour l’aider. Nous décidons de mettre en œuvre la petite pompe électrique immergée que nous avions confectionnée pour nettoyer l’ancre en Antarctique, suivant ainsi les recommandations environnementales. Mais nous allons trop vite et elle file le long de la coque. L’équipage affale grand-voile et misaine pendant que j’attaque le découpage avec le couteau large qu’Hervé a patiemment aiguisé à la pierre. La vitesse réduite, la pompe fonctionne parfaitement et je peux nettoyer mon chantier au fur et à mesure avec un tuyau. On se croirait à l’arrière d’un petit ligneur de la Turballe. J’utilise ma méthode pour débiter ce type de poisson en me servant du capot en teck d’un des coffres arrière comme billot. Je coupe la partie près de la queue (40cm) et prélève deux filets ; puis je tranche 5 belles darnes, puis deux gros tronçons et il me reste la partie juste derrière la tête que je prépare en enlevant les nageoires. Je m’aide d’un marteau et d’un couteau plus épais pour couper à chaque fois la colonne vertébrale. Je place les morceaux au fur et à mesure dans des plats et Jeanne reconditionne le tout dans des sacs pour la mise au frigo. Je nettoie ensuite toute la plage arrière et mes bottes et cirés au jet, quel bonheur. Il fait presque nuit et les gars renvoient la toile, la Cardinale bondit de l’avant à presque 8 Nœuds. Je n’ai pas fini mon boulot et passe en mode cuisine pour préparer du poisson cru nature (le filet supérieur, paré puis tranché perpendiculairement) et un Ceviche mode chilienne. Il n y a plus qu’à passer à table avec une bonne bouteille de sauvignon. Difficile de faire plus frais, un pur régal. La chair est plus fine que celle du thon. Je terminerai l’exercice complet après le repas avec la première phase de préparation de mes filets Gravlax. Ze Fishing Cook peut aller se coucher le devoir accompli.
Jeudi 21 Mai : Retour du près
A minuit nous avons réduit la grand-voile et affalé la misaine dans un gros grain, c’est plus confortable pour dormir. Point de pose de ligne ce matin, On va déjà déguster ce qui est au réfrigérateur. Nous recommençons à vivre bien gités mais la mer n’est pas encore formée. Hervé tente une lessive, une fois qu’il l’a étendue avec force pinces à linge, elle sèche très vite avec ce vent et reprend aussitôt des embruns qui explosent sur la coque avant et passent au-dessus du dog-house. Suivant l’expression de Michel, ancien de la Navale et qui a été second sur le Maillé-Brézé : « mouillé c’est lavé, sec c’est propre ! ». Je finis par la pendre à l’intérieur où il fait plus de 30 degrés. Hervé vit de plus en plus torse nu. Tartare de Tazard à midi, heureusement que la cuisine est penchée dans le bon sens c’est-à-dire bâbord pour tout préparer. Très peu d’activités cet après-midi à part la sieste dans des bannettes bien secouées. Le vent continue à grimper et malgré deux ris dans la GV et le génois bien enroulé, ça cavale mais ça cogne aussi car la mer se creuse au fil des heures. Après quelques jours cool au portant le Pacifique nous en remet une couche. Je fais un point d’honneur à servir un bon repas : carpaccio de poisson du large, rôti de porc lentilles et riz. Le dîner est agité, le verre de Jeanne ne fait pas long feu et le Sec voit son assiette décrire un beau 180 degrés avant d’atterrir sur le plancher. Vive le près dans la mer. Cela nous rappelle des moments dans le passage de Drake où Bernard et Alain mangeaient assis par terre leur bol entre les genoux. Personne ne fait long feu et le premier quart démarre à 21H00 pétante.
Vendredi 22 Mai : PÂQUES, Arrivée Musclée
Le vent ne nous aide pas et refuse petit à petit dans la nuit. Nous avons été gourmands ou pressés de voir la terre et sommes redescendus trop tôt de notre cap Nord-Ouest. On le paie maintenant en essayant de faire le meilleur cap mais nous ne sommes déjà plus sur la route directe pour l’atterrissage sur l’ile. Double peine, nous avons la réponse de l’Armada qui tolère tout juste que l’on mouille, comme à Juan Fernandez. En prenant du recul, nous avons eu la chance d’obtenir un Zarpe, contrairement à d’autres bateaux français ou étranger et par la malchance associée sommes devenus les pestiférés des îles chiliennes du Pacifique. Nous ne pouvons même pas ravitailler en frais. A midi le temps est gris, et bien que se situant à 15 milles sous le vent, nous ne voyons toujours pas l’ile et la mer très creuse ne baisse pas. Le jeu de patience reprend car on sait que l’on va devoir tirer des bords pour aller jusqu’au mouillage. L’air est moite dans le bateau. Après déjeuner, nous repérons l’île au Radar, à moins de 15 milles et vers 14H00, nous apercevons des contours gris. Avec 25 Nœuds de vent établi et une mer qui cogne, on avance moyennement. A 15H30, nous virons et décidons de s’appuyer un peu au moteur. Bernard et moi barrons successivement en prenant de gros paquets de mer sur le dos. Le vent monte parfois au-delà de 35 Nœuds, plus de 40 en vent apparent et même si on voir de mieux en mieux l’île, nous rêvions tous d’une autre arrivée. En étant à 7 milles sous le vent la mer se calme un petit peu et nous décidons de faire route quasi directe en enroulant le génois. Encore une fois notre vieux Perkins et notre meilleur ami et petit à petit la mer diminue. En approchant, un côté de l’ile vers lequel se trouve le mouillage est complètement dans la brume, l’autre s’éclaire de temps en temps et correspond aux descriptions que nous avons lu des premiers voyageurs y arrivant. La houle vient exploser sur des rochers noirâtres, en deuxième plan les pentes douces et vertes raccordent les sommets des volcans entre eux, quelques petits habitations apparaissent de ci de là. Nous longeons la côte guidée par Hervé sur la tablette, la pluie redouble de vigueur et on ne voit plus grand-chose. Il fait de plus en plus sombre et nous nous guidons sur les réservoirs pétroliers qui sont au juste au-dessus du mouillage et que l’on distingue en blanc. Le cargo ravitailleur est mouillé 1/2 mille dans notre Ouest. Nous approchons doucement, la houle soulève de grandes gerbes d’écume, on ne peut pas vraiment dire que l’endroit soit engageant, surtout dans ce temps écossais. Nous mouillons par 15 mètres de fond à 18H30, contents d’être bien arrivés après cet après-midi très musclée. Nous sommes suffisamment protégés de la houle pour ne pas trop rouler, et très abrités du vent. Nous laissons les vestes de cirés accrochées dehors, la pluie s’occupera du rinçage. Jeanne, Herve et Yves sont ravis de prendre une bonne douche chaude. Décompression ce que tout le monde ressent autour d’une première bière. Nous avons fait 2500 Milles dans des conditions variées pour atteindre notre premier but et sommes à la fois heureux de la perspective d’être à plat et trop frustrés de ne pouvoir descendre. Comme toujours, la cambuse est là pour recaler l’équipage. Le fameux Pisco de Jeanne, accompagné d’un petit calamar à la plancha. Hervé l’a trouvé sur le couvercle d’un des gros bidons arrière en arrivant, cela donne une idée des paquets de mer que l’on a embarqués. Je l’ai fait mariné avec de l’ail, il n’y en a qu’une bouchée chacun mais quel délice. Puis ce sont des darnes de Thazard d’une taille respectable avec une petite sauce, secret du Cook, relevées par un Chardonnay conservé pour l’occasion. Nous sommes repus, et bien fatigués, il n’y aura pas de jeu ce soir, juste le grand plaisir de retrouver une bannette presque plate pour une nuit sereine.
Samedi 23 Mai : PÂQUES sous la pluie
Il pleut comme en pays celte, cette pluie fine qui mouille et j’ai dans ma tête le vers de la chanson « le peuple irlandais » que l’on a tant répétée avec Jeanne : « encore combien de pluie avant qu’il ne fasse bleu ». Le paysage lui aussi est irlandais sauf que les vaches remplacent les moutons sur les pentes vertes au-dessus de nous. Impossible d’apercevoir des Moais depuis notre mouillage. Après un bon petit déjeuner que l’on savoure à plat, je me baigne, me fait un gros shampoing avant de me rincer avec un seau rempli d’eau de la nuit. Il fait aussi doux qu’humide et je reste sous le crachin à regarder trois personnes marchant sur le chemin côtier qui manifestement viennent voir « el velero ». L’armada nous appelle pour commencer toujours par les mêmes phrases sans dire bonjour : interdiction formelle de descendre à terre…on a compris. Bernard est très affable, dit bonjour, les remercie et à la fin leur exprime que l’on serait content d’avoir quelques vivres frais à venir chercher avec l’annexe….à suivre. A l’heure de l’apéro, un verre à la main, nous avons une longue conversation à la VHF avec Patrice Le Bert, notre contact local. Installé depuis plus de 20 ans sur l’île, il est la référence pour les touristes, cité dans les guides pour sa connaissance du terrain et sa capacité à organiser des visites à pied ou à cheval. Breton originaire de Port Louis et même de la petite mer de Gâvres, c’est surtout un marin aventurier qui a bourlingué partout, Groenland, Antarctique, Patagonie, Polynésie. Il y a connu une Pascuane et est venue vivre sur le caillou avec elle avant d’en épouser une autre. Avec Bernard, il trouve vite des affinités et des connaissances communes : Jean du Boulard, Olivier de Tarka, Thierry de l’esprit d’équipe, et d’autres, tous ces amoureux du grand Sud un peu fêlés, rêveurs de libertés et de paysage inviolés et qui vivent du charter. On sent à la voix qu’il est encore plus déçu que nous de ne pouvoir venir prendre l’apéro à bord. Il pleut à verse et après lui avoir fait des grands signes, nous le quittons pour déguster le gravelax de Thazard, accompagné de râpés de pommes de terre, recette lorraine de ma mère Monique, que je ne peux faire en mer quand cela remue trop. A défaut de visite à terre, nous passons en mode révision, indispensable après quatre semaines de mer. Le secteur de barre a pris du jeu et nous réaménageons la cabine arrière (on pourrait chronométrer la manipulation dorénavant) pour remettre des cales que je scie dans l’atelier. Je me mets torse nu car le groupe électrogène a bien réchauffé le réduit. Jeanne sue de son côté également pour recoudre le Lazzy bag et notre chantier achevé nous nous jetons à l’eau tous les deux pour une bonne baignade sous le ciel toujours gris. Une tasse de thé à la main, je parcours les collines aux jumelles et repère un AHU (plate-forme en pierre célébrant les dieux ancestraux) autour duquel paissent de belles vaches. Patrice nous a dit qu’il y avait une statue renversée, je ne la repère pas mais distingue clairement une coiffe ronde posé à 45 degrés dans la terre, premier contact avec l’histoire que l’on lit depuis des jours et des jours à bord. De l’autre côté entre deux tas de rochers déchiquetés nous apercevons quelques surfeurs à la limite de la houle qui déferle. Comment peuvent-ils surfer à cet endroit qui nous parait dangereux à l’extrême ? Subitement le soleil éclaire la crête et les deux palmiers juste devant nous d’une symphonie de roses. Cela me rappelle la pochette de l’album mythique des Eagles « Hôtel California » et dure quelques minutes à peine. Le jour décline déjà et nous retrouvons l’intérieur pour lire. Services à l’assiette ce soir. J’ai fabriqué un emporte-pièce pour mouler le riz avec une boite de conserve de thon et fait un poussoir comme je l’avais découvert chez Alain quand nous avions cuisiné le fameux tartare d’huitre à la langouille. Ce soir c’est Tazard coco pour accompagner le riz. On ne se lasse pas des morceaux de notre belle prise. Le mouillage devient de plus en plus rouleur et le 5000 est agité, vivement relevé par un Jura 10 ans d’âge qu’apprécierait Captain GlouGlou. Les bannettes mode berceuses bien angulées nous tendent les bras. Demain nous allons longer la côte pour découvrir les Moaïs et chacun s’endort avec sa propre vision de ces géants de pierre.
Francis le Cook